vendredi 30 avril 2010

Composantes de la Mémoire orale

La mémoire enfermée dans un graphisme convenu ne survit pas seulement en s’agrippant au papier, car toute mémoire est globale. Elle restitue un cadre visuel ou auditif et nous remarquons encore aujourd’hui : « Je me revois à cet instant… », « Je l’entends encore me dire… » Au fur et à mesure que ses éléments se multiplient, un tri se fait entre ce qui s’efface et ce qui ne peut disparaître. Même insignifiant pour quelqu’un qui n’en connaît pas le contexte, telle saveur, telle mélodie demeurent intactes et d’autant plus prégnantes qu’elles associent des épisodes successifs.

Le linguiste Alain Rey remarque la survivance de certains mots antiques dans l’argot des banlieues alors même qu’ils ont disparus de la langue écrite. Retenus oralement, ces expressions ont traversé des siècles…à l’insu des érudits comme des analphabètes. Comment est-ce possible puisque le cadre visuel et peut-être l’accent qui pouvaient soutenir la mémoire de ces locutions a disparu ? L’auteur explique qu’entre la villa romaine du « Dominus », le château médiéval du « Dom » ou celui du « Baron » et l’appartement du HLM où le « Daron et la Daronne » tentent d’éduquer leurs rejetons, il reste une situation semblable : c’est à eux que revient l’autorité. A travers toutes les évolutions historiques, la relation a gardé ses fortes composantes d’affection et de crainte qui assure la continuité des mots. Le gamin s’excuse encore : «Je ne peux pas rester, ma daronne m’attend».

CIFRI

Cf. « Lexik des cités », Fleuve Noir, 2007, p.8 / 9 et 135

mercredi 28 avril 2010

A l’école, je suis nul

Pourquoi je m’ennuie à l’école ? Parce que je ne réussis pas à apprendre.
les lettres ne m’obéissent pas quand je les lis.
D’ailleurs, je ne comprends pas tous les mots.

Parce que je ne vois pas
à quoi sert ce qu’on m’apprend.
Je suis tellement nul que je n’ai pas
Les habits des autres.

Quoi faire pour me distraire ?
Faire partie d’une bande
pour être moins seul,
Me battre pour être le plus fort.
Au moins, trouver de l’argent
pour compter pour les autres
La prison n’est pas si terrible
puisqu’on y retrouve ses copains.

Cette expérience trop précoce de la solitude répond exactement aux problèmes des parents, car l’isolement de ceux-ci est encore plus lourd que celui de leurs enfants tant les changements ont été rapides. Il n’y a qu’une ou deux générations, à côté de la maison paternelle, il y avait « la famille » ; à la campagne, tout le monde veillait sur les jeunes, en ville, la maman restait à la maison pour s’occuper des enfants, et surtout, les anciens pouvaient comprendre à la fois les parents et leurs rejetons. La naissance d’une nouvelle société fait surgir des questions difficiles.

CIFRI

Pour aller plus loin : les oeuvres de Jean Marie Petitclerc

mercredi 21 avril 2010

L’identité refusée

Les Cités que secrètent les grandes villes enchevêtrent une population qui pourrait se sentir solidaire puisque la pauvreté atteint semblablement beaucoup de leurs habitants, Maghrébins et Noirs, Français en échec et immigrés. Cependant, la défense instinctive de ces exclus est souvent de se réfugier dans un passé idéal au risque de refuser l’évidence de leur nouvelle et commune identité : celle de la commune qui les rattache à la nation

Peu importe que les usages soient différents, si l’odeur qui monte des cuisines se répand dans la même rue, si l’électricité des mêmes escaliers brûle à la fois pour l’ouvrier qui rentre tard ou pour les jeunes qui s’ennuient dehors.

Comment rendre fiers de leur adresse les jeunes qui s’ostracisent eux-mêmes, sinon en soutenant des réussites partagées ? Quelle image d’eux-mêmes peuvent proposer les jeunes, sinon la réalité d’une appartenance commune au même sol.

L’Académicien s’honore bien de reprendre le fauteuil de ses prédécesseurs, pourquoi l’héritage des hommes qui les ont précédés, en France et aussi dans leurs civilisations d’origine, ne serait-il pas leur passeport pour entrer ici et maintenant sur la terre qu’ils vont fouler ?
CIFRI

Cf. Albert Camus Le premier homme Folio Gallimard 1994

jeudi 15 avril 2010

Fixation de la mémoire orale

Quand le Petit Prince demande « Dessine-moi un mouton », il parle comme tous les enfants qui réclament « Dessine-moi » Le théâtre est finalement le dessin animé d’une parole qui est la trame du spectacle, de ce qu’on propose au regard. Après avoir proposé aux enfants d’une Cité de faire un journal de celle-ci, les adultes furent surpris de la monotonie de la mise en page : Dans la moitié inférieure de chaque page, des scènes de misère ou de peur et au-dessus un paysage de jolies fleurs et de petits animaux domestiques, des lapins des poussins…C’était, expliquaient les enfants, « le pays de notre cœur », tragiquement opposé à la réalité. Un seul dessin revenait régulièrement, comme la conclusion du chapitre, c’était une grande étoile dorée qui traversait une nuit toute noire. L’auteur qui n’avait pas encore ses neufs ans résumait : « La nuit, ça existe juste pour faire voir les étoiles. »

Comment conserver le bénéfice de l’oralité tout en justifiant le recours au papier ? On peut aisément justifier le dessin du texte déjà retenu par cœur par la facilité qu’offre le papier pour partager le message avec des personnes hors de portée de la voix. La preuve de cette nécessité de fixer le message pour le transmettre se voit dans les antiques stèles du Louvre qui portent la parole égyptienne à travers les siècles. Le même musée expose aussi les fragiles et menues tablettes d’argile qui étaient les « devoirs de classe » des petits Babyloniens.

CIFRI

Pour aller plus loin:
Histoire de l’Ecriture, Plon, 1996

lundi 12 avril 2010

Une famille multiraciale

Quand Joséphine Baker constituait dans le château des Milandes une famille d’enfants issus de tous les continents, elle déconcertait les gens de bon sens qui aurait admiré sa générosité si celle-ci n’avait pas associé des cultures si diverses sous le même toit. Dans ce qui semblait un caprice d’artiste, personne ne reconnaissait l’intuition de l’avenir très proche et l’invention d’un nouvel art de vivre. Pourtant, devenus adultes, ces enfants de toutes origines expliquent leurs réussites, malgré les malheurs de leur naissance, par leur identité commune : l’appartenance aux Milandes.

La meneuse de la Revue Nègre était contemporaine des grands aviateurs qui créèrent l’immense aventure de l’Aéropostale, qui reliait les continents en quelques heures. Peut-être avait-elle lu le bouleversant « Courrier Sud » de Saint Exupéry ? Elle, qui venait de Saint Louis au Missouri, avait distingué sur les ailes des premiers avions l’imminence d’une nouvelle page de l’histoire humaine : Le développement irréversible de l’émigration-immigration intercontinentale.

Exilée elle-même, elle offrait donc une alternative aux enfants déracinés, l’invention d’une communauté interculturelle qui pourrait croître à partir du meilleur apport de chacun. Mais pour réussir cette nouvelle forme d’éducation, son couple d’adultes assurait à ces jeunes l’indispensable solidité d’un tuteur comme c’est l’usage dans tous les pays.

CIFRI

1906-1975 Joséphine Bakker
1901-1936 Jean Mermoz
1900- 1944 Antoine de Saint Exupéry
1927 Lancement de l’Aéropostale (Toulouse-Dakar, puis l’Amérique du Sud)

lundi 5 avril 2010

Echo de la voix des anciens

Les tomates, les haricots, les groseilliers ne peuvent se passer d’un tuteur pour mûrir. Les enfants leur ressemblent et nous pensons tout de suite aux parents et à l’école. Malheureusement, bien des familles sont mal en point et le professeur ne peut être à la fois le père absent, la mère débordée, le repas commun déserté et assurer en même temps l’enseignement dont il est chargé.. Chacun récriminant contre la défaillance de l’autre parti, on se presse d’en appeler aux traitements médico psychologues. Mais que peut faire le meilleur horticulteur sans terre autour du planton ?

La plupart des peuples ont proposé des alternatives à l’action des parents proprement dits, c’est la parenté, le voisinage immédiat qui soulageait la charge trop lourde des géniteurs. Dans les modernes quartiers de nos villes, ce recours s’efface souvent à cause de la dispersion des familles, et on cherche à proposer des activités attrayantes pour occuper une jeunesse en danger, or ces dépenses s’avèrent décevantes. Sachant bien que l’engrais ne suffit pas à fortifier le planton, nos ancêtres prenaient soin de nourrir le terreau de la communauté urbaine par un lieu symbolique accessible à tous et toujours régulièrement animé par des rites festifs. Qu’on l’appelle salle des fêtes, Case à palabres ou autrement, il s’agit toujours d’une humus protecteur…

Au nouveau venu qui entre, des jurons pleins la bouche, l’immigré objecte : « Arrête, tu abîmes les murs de notre maison » et l’adolescent poursuit « Parce que les murs de la maison c’est nous » Quel aïeul français a donc chanté les murs de « Dame Tartine » qui étaient bâtis avec les douceurs du goûter offert après la classe ?

CIFRI

Pour aller plus loin : oeuvres de Jean Marie Petitclerc

vendredi 2 avril 2010

Des coups ou des mots

 Au maladroit qui s’excuse d’avoir bousculé un passager dans l’autobus, le Provençal dont les œufs sont tombés répond « Arrête de parler, tu m’ôtes, en plus, le plaisir de t’engueuler…» Les mots retiennent donc la gifle que sa main serait prête à lancer. On croirait lire un dialogue de l’Iliade. Merveilleux Homère qui apprenait à ses concitoyens à dominer leur brusquerie par la  virtuosité de la parole.
Les journaux sont remplis de récits de violence enfantine, mais les reportages montrent que les fautifs sont habituellement démunis d’expression française. Les coups ont remplacé des mots qui leur demeuraient étrangers. Il aurait peut-être suffi qu’ils déchargent leur colère dans leur langue maternelle pour que celle-ci s’apaise. « Comme il ne le comprend pas,  j’injurie mon professeur en arabe, il se fâche mais je ne vais pas en conseil de discipline. » expliquait un adolescent aussi sage que l’adulte qui feignait de ne pas « entendre » la violence insuffisamment dominée.

CIFRI

Cf. Jacqueline de Romilly « Dans le jardin des mots » Fallois 2007